14-17 juin 2021 Montpellier (France)
« Eshku tshikanakuan kanamehtaik – Les traces sont encore visibles » : Langue et territoire chez les Pekuakamiulnuatsh
Sükran Tipi  1, 2@  
1 : Centre interuniversitaire d'études et de recherches autochtones (CIÉRA)
2 : Université Laval
Québec -  Canada

En cohérence avec l'axe thématique, « Langue, territoire et Premières Nations », nous souhaitons présenter les résultats de notre recherche doctorale explorant comment une vision actualisée et intégrée de la territorialité ilnu peut être dégagée à partir d'une analyse des discours intergénérationnels des Pekuakamiulnuatsh (Innus du Lac Saint-Jean, QC, Canada), en prenant en compte les dynamiques locales et les ontologies qui la sous-tendent.

Le constat de la complexité des sens dont est chargée la territorialité innue s'impose, car le territoire s'annonce à la fois comme espace social, référent culturel dans un monde en transformation et outil d'affirmation identitaire pour une collectivité, dans le cas présent, la nation innue. Comme bien d'autres Premiers Peuples dans le monde, les Innu.e.s semblent concevoir le territoire comme fondement de leur existence même, exprimé à travers des formulations telle qu' « assise territoriale » (Conseil des Montagnais du Lac-Saint-Jean 2005 : 18). La langue, la culture, l'identité sont décrites comme étant enracinées dans le territoire ancestral, ce qui rejoint, dans la pensée paysagère de Berque, une vision géocosmologique du territoire (Berque 2008 : 83). Joël Bonnemaison, du côté de la géographie culturelle, se sert de la notion de « société géographique » pour décrire une forme de relation d'un groupe local avec l'espace qui peut aider à la compréhension de celle qu'entretiennent les Innu.e.s avec leur territoire ancestral. Selon l'auteur, un groupe peut s'auto-définir par un lien territorial autant que par un lien de sang, c'est-à-dire que la filiation est définie à travers le partage d'une même territorialité.

Partant de l'affirmation que toute vision de l'environnement par l'être humain est construite à partir de sa culture, Tim Ingold formule l'hypothèse qu'elle doit être revue pour la perception qu'ont les peuples chasseurs-cueilleurs de leur environnement. Il suggère que la dichotomie traditionnelle entre nature et culture ne peut pas être présupposée chez ces peuples, pour qui habiter l'espace est une question d'engagement actif dans leur environnement, et non une question de construction mentale au départ (Ingold 2000 : 42). Dans cette ontologie de l'habiter (ontology of dwelling), la relation qu'entretient l'humain avec son environnement est plus intime, au point que l'environnement, par exemple la forêt, est perçue comme un parent, à l'instar des Pekuakamiulnuatsh qui réfèrent au territoire qui les entoure, à leur environnement comme la « Terre-Mère ». Cette vision du territoire comme parent comporte deux implications : d'un côté, celle d'un environnement généreux, qui donne inconditionnellement ce dont l'humain a besoin (Ingold 2000 : 43), de l'autre côté, du côté de l'humain qui l'habite, la volonté et le devoir de prendre soin de cet environnement : « Notre mère la Terre, si elle pouvait parler, elle en dirait tant. Donc, c'est à nous de la protéger, de garder le respect pour notre mère la Terre. » (Conseil des Montagnais du Lac-Saint-Jean 2005 : 18). L'évocation du lieu fait donc partie d'un ensemble de pratiques et d'expériences, qui, elles, sont en constante transformation à l'intérieur d'un système de pouvoirs, à l'interne et à l'externe de la communauté innue de Mashteuiatsh, en ce qui concerne le focus de cette recherche.

À la lumière d'un besoin grandissant de dialogue entre Autochtones et Allochtones au Québec, les travaux de certains anthropologues nous avertissent du risque de réduire les territoires ancestraux aux simples parcelles de terres à négocier dans le cadre de projets de développement forestier ou hydroélectrique, par exemple. Face aux contestations et actes de résistance des dernières décennies, et au processus de négociation territoriale globale en cours depuis bientôt quarante ans du côté des Innu.e.s, plusieurs spécialistes pointent les “cultural blind spots” (Carlson 2008 : 220) pour désigner les lacunes dans la communication entre Autochtones et Allochtones. Allant dans le même sens, Clammer, Poirier et Schwimmer postulent sans équivoque que la compréhension de cette dimension relationnelle au territoire, qu'ils nomment « ontologies », est fondamentale à la réussite d'un dialogue interculturel (Clammer et al. 2004 : 5, 6). Ces ontologies constituent le cadre abstrait dans lequel une culture se forme et se transforme, et façonne ainsi la manière d'être au monde d'un peuple – aux niveaux matériel et spirituel – y incluant non seulement un système de savoirs qui lui est propre, mais aussi son imaginaire et sa conception de l'espace. Dans ce sens, la perturbation du mode de vie traditionnel des Innu.e.s sur leurs terres ancestrales de plus en plus morcelées et industrialisées ne constitue pas uniquement une perte de repères physiques. L'évocation du lieu fait donc partie d'un ensemble de pratiques et d'expériences, qui, comme nous le démontrons, sont en constante transformation à l'intérieur d'un système de pouvoirs, à l'interne et à l'externe de la communauté innue de Mashteuiatsh.

Dans le cadre de ce projet de recherche partenarial mis en place sur fond d'une approche de théorisation empirique et inductive telle que proposée par Glaser et Strauss (1967), 61 personnes ont été rencontrées pour une entrevue semi-dirigée d'une durée moyenne d'une heure, soit en territoire ou dans la communauté de Mashteuiatsh, entre 2014 et fin 2015. Le travail de validation, de traduction et d'analyse en coconstruction a occupé le même temps que la période des rencontres avec les informatrices et informateurs individuels, se terminant en 2017. Être en constante communication avec des représentants de différents groupes de Pekuakamiulnuatsh a ainsi permis une meilleure compréhension des données discursives dans l'ensemble, afin de saisir les facettes d'une variation dimensionnelle de la territorialité ilnu. Les outils fournis par l'anthropologie linguistique (Gumperz et Hymes 1986), mais également le concept des idéologies langagières (Schieffelin et al. 1998) nous ont permis, lors de l'analyse des entrevues, d'inclure la parole des Pekuakamiulnuatsh, porteurs de leur langue, mais porteurs également d'un certain savoir social et culturel partagé.

Les résultats de cette recherche doctorale contribuent, d'une part, à définir et documenter les manières de mise en discours du rapport au territoire, notamment par l'utilisation de toponymes et de marqueurs lexicaux, grammaticaux et discursifs dans le dialecte local. D'autre part, ils aident à mieux comprendre le système de valeurs et les principes qui définissent le savoir-être des Pekuakamiulnuatsh dans la relation avec leur territoire ancestral.



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