L'Oblast autonome juif, ou Birobidjan, avait été créé par Staline en 1934, en Sibérie orientale, aux confins de la Chine, suivant le principe nationalitaire « une langue - une nation ». A partir du moment où les Juifs soviétiques étaient considérés comme une « nation » – ou plus précisément, dans la terminologie locale, comme une « nationalité » –, dotée d'une langue propre – le yiddish –, loyale à l'idée communiste, et non pas comme une communauté se définissant par la religion, autour de l'hébreu, il ne manquait plus qu'un territoire pour que ceux-ci fassent pleinement partie de la grande « famille » soviétique. Plusieurs lieux ont été proposés, mais c'est l'Extrême-Orient, zone peu habitée mais convoitée par le voisin chinois, très éloignée des grands centres intellectuels du pays, que le pouvoir a choisi pour devenir la « terre promise » soviétique imaginée pour les Juifs, bien avant la création de l'Etat d'Israël.
Que reste-t-il aujourd'hui, pratiquement un siècle plus tard, de cette utopie de l'ère stalinienne ? Si les Juifs n'ont jamais dépassé un quart de la population sur le territoire qui leur a été attribué, leur nombre n'a cessé de diminuer pour se stabiliser de nos jours autour de 1% seulement. Pourtant, le territoire existe encore, en tant que l'une des composantes de la complexe organisation administrative russe, et a toujours pour vocation d'être une « terre d'accueil » pour les Juifs de Russie. Le yiddish y est, certes, peu parlé, mais beaucoup enseigné, aussi bien aux enfants qu'aux adultes intéressés. Il existe une véritable vie culturelle juive (théâtre, danse, chorale, centre culturel, associations diverses). Même si la laïcité l'a depuis longtemps emporté sur la pratique religieuse, les activités développées par et autour de la synagogue occupent une place importante au sein de la population. On observe même, par-ci par-là, quelques réinstallations de Juifs ex-soviétiques revenus d'Israël, qui contribuent à redynamiser la région.
Notre contribution se propose de réfléchir à la manière dont les habitants du Birobidjan s'approprient cet espace que certains historiens ont, en leur temps, considéré comme une fiction, mais qui a résisté au temps malgré les vicissitudes de l'histoire, et expriment leur sentiment d'appartenance collective. Pour cela, notre méthodologie consistera à interroger un témoin peu ordinaire : l'hebdomadaire bilingue (russe – yiddish, mais où le russe prédomine) L'étoile du Birobidjan, qui fête cette année ses 90 ans d'existence. Nous nous limiterons à la période récente (2010-2020) et lirons et analyserons ce corpus médiatique en sociolinguiste, en nous concentrant sur l'aspect qualitatif (structure générale, gammes thématiques, recherche par mots-clés), sur la base de nos connaissances et de nos travaux sur le monde soviétique et postsoviétique. Nous verrons qu'à défaut de pouvoir s'identifier au judaïsme, les habitants semblent adhérer à une certaine judéité, symbolisée par la langue (indépendamment des compétences propres de chacun) et le territoire (dont l'importance stratégique n'est plus à démontrer), mais aussi par le sentiment – subjectif – de représenter une singularité. C'est du point de vue de cette singularité ressentie que nous allons questionner la relation entre langue et territoire, tant du point de vue idéologique et historiographique que sociolinguistique. En outre, cette singularité et les paradoxes évoqués plus haut font de cette situation une étude de cas qui transcende de manière critique les théories sociolinguistiques aussi bien du contact de langues (relations entre yiddish, hébreu et allemand, puis russe) que du conflit (diglossie, « question juive », etc.), qui formeront notre cadre théorique.
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