14-17 jun. 2021 Montpellier (Francia)
Écrire le créole réunionnais, entre stratégies graphiques et usages politiques
Estelle Coppolani  1, *@  
1 : Centre DÉtude et de Recherche Interdisciplinaire de lÚFR LAC
Université de Paris : URP_4410
* : Autor correspondiente

Pourquoi, comment et où écrire le créole réunionnais ? De l'histoire complexe et toujours questionnée de la formation de cette langue à son développement graphique, bien des débats ont animé l'île de la Réunion avant que son créole à base lexicale française ne soit officiellement admis comme « langue régionale de France » en 2001. Le projet d'écrire le créole réunionnais naît d'un double impératif de visibilité et de légitimité, dans une société insulaire postcoloniale où les locuteurs oscillent entre bilinguisme, diglossie ou pratique orale exclusive du créole.

La valorisation du créole est éminemment liée à celle de l'histoire culturelle de l'île. La parution de l'ouvrage Du créole opprimé au créole libéré d'Axel Gauvin, aujourd'hui président de Lofis la lang kréol (Office de la langue créole), marque en 1977 un tournant décisif. L'ouvrage est préfacé par le sociolinguiste Louis-Jean Calvet, qui a fait paraître trois ans plus tôt sa réflexion désormais fameuse, intitulée Linguistique et colonialisme. C'est l'aboutissement d'un long travail linguistique et politique, porté à l'époque par des intellectuels et des artistes ainsi que par le Parti Communiste Réunionnais, dont les revendications s'intéressaient de près à la question de l'identité créole.

Ce moment fondateur, d'abord initié par une alphabétisation de plusieurs travailleurs réunionnais en créole plutôt qu'en français, accouche bientôt d'une valorisation culturelle plus générale et incarnée par différentes figures de poètes-chanteurs, d'écrivains et d'intellectuels tels que Robert Chaudenson, Axel Gauvin, Boris Gamaleya ou encore Jean-Claude Carpanin Marimoutou. Les années 1980 marquent à leur tour un moment fort : tentatives de valorisation et d'éducation, demandes de reconnaissance officielle et explosion des formes écrites de créole s'entremêlent alors. La littérature et la musique deviennent des terrains privilégiés d'expérimentations linguistiques et formelles et on voit fleurir quantité de néologismes, d'archaïsmes ou d'innovations orthographiques, à un moment où l'écriture du créole est animée par différentes stratégies de transcription dont aucune ne fait véritablement école.

C'est plus récemment, en 2001, que le domaine éducatif devient un véritable vecteur de reconnaissance institutionnelle, grâce à l'inclusion du créole dans les langues régionales de France et grâce à la création de deux concours d'enseignement primaire et secondaire dédiés à l'analyse de cette langue. En 2004, l'Office de la langue créole est à son tour créé et anime de nombreux débats relatifs à la difficile question de l'écriture d'une langue initialement caractérisée par son oralité. Quatre graphies concurrentes sont désormais proposées : la graphie dite étymologique et d'inspiration française, la graphie dite lékritir 77, la graphie de 1983 dite graphie KWZ et enfin la graphie Tangol (ou graphie 2001). Ces différentes graphies seront présentées et comparées au cours de la communication. Nous exposerons ce qui les différencie, qui les propose ou les institue et, enfin, quelles visions du créole incitent à la préférence de l'une ou de l'autre.

De façon générale, l'exposé tentera de répondre à la problématisation sociolinguistique de ces enjeux graphiques : quels sont les enjeux sociaux véritables de ces choix graphiques ? Que fait le scripteur quand il écrit le créole en favorisant l'étymologie française ou en choisissant, à l'inverse, de mettre en avant la racine tamoule et la spécificité morphosyntaxique du créole vis-à-vis d'un français alors éloigné ? Que révèle la concurrence de ces orthographes diverses et quels usages stratégiques en sont faits ? Que signifie enfin le geste d'écriture du créole, intrinsèquement oral, au sein du processus de patrimonialisation régional (à l'échelle insulaire) ou national (à l'échelle de la République française) ?

Nous porterons une attention particulière aux enjeux linguistiques soulevés par chacune des quatre graphies proposées, avant de les mettre en perspective avec l'histoire de la reconnaissance progressive des créoles à base lexicale française, des années 1970 au début du deuxième millénaire. Ce premier temps nous permettra de lier l'histoire des migrations créoles aux choix graphiques, par exemple en reliant la création d'une orthographe d'aspect tamoule (graphie Tangol) aux mouvements de valorisation des communautés asio-descendantes. Nous observerons ainsi la spécificité sociolinguistique des orthographes créoles, à savoir leur dimension postcoloniale prégnante et volontaire. Nous dresserons un bilan historique tout en déclinant chacune des orthographes existantes. Dans le second temps de l'exposé, nous dresserons un bilan synchronique de la question de l'écriture du créole comme stratégie de valorisation et de constitution d'archives, en prévision des États généraux du multilinguisme dans les Outre-mer (EGM-OM), en octobre 2021, à la Réunion. Nous envisagerons ainsi la question de l'écriture en regard avec "les langues régionales de France", selon l'intitulé ministériel des concours de l'éducation. Il s'agira de voir comment l'oralité, d'année en année, a commencé à être transcrite et archivée afin de gagner en considération académique. Nous nous intéresserons notamment au double parcours artistique et universitaire de Francky Lauret, poète réunionnais et premier agrégré de créole en France. Cette figure contemporaine nous permettra d'illustrer la constance avec laquelle le créole travaille sa reconnaissance linguistique mondiale, conjointement dans les domaines de l'écriture poétique et dans le champ de la connaissance scientifique. Afin de conclure l'exposé, nous donnerons enfin exemples contemporains de poètes-musiciens investis eux aussi dans la reconnaissance de la langue créole par leurs propres choix graphiques (Danyèl Waro, Zanmari Baré, Kaloune).

 

Bibliographie indicative

CALVET Louis-Jean, Linguistique et colonialisme : petit traité de glottophagie, Paris, Payot, 1974.

CHAUDENSON Robert, Français et créole : du partenariat à des didactiques adaptées, Paris, L'Harmattan, 2007.

GAUVIN Axel, Du créole opprimé au créole libéré : défense de la langue réunionnaise, Paris, L'Harmattan, 1977.

GEORGER Fabrice, Créole et français à la Réunion : une cohabitation complexe, Thèse de doctorat, Université de la Réunion, 2011.

 HAZAËL-MASSIEUX Marie-Christine, Écrire en créole. Oralité et écriture aux Antilles, Paris, L'Harmattan, 1994.


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