Depuis une quinzaine d'années, nous assistons à l'émergence d'une communauté de locuteurs sourds à XX sur l'île XX. Auparavant isolés, ces derniers se rencontrent désormais régulièrement et ont développé leur propre langue des signes (LS) (Auteur et al. à paraître).
La région est marquée par l'identité cabocla, en référence au métissage important des habitants descendants d'amérindiens et de colons européens blancs (Kohler 2006, Martin et Decourt 2002). Selon Tiphagne (2005), cette identité est fortement caractérisée par le concept de liminalité (Van Gennep 1981 [1909], Turner 1969). Ce concept renvoie à un état d'entre-deux, une étape transitionnelle dans un processus de changement. L'identité cabocla peut ainsi elle-même être appréhendée comme un espace de liminalité puisque le métissage brouille les pistes d'une quelconque appartenance ethnique. Par ailleurs, le territoire de l'île a également été décrit comme un espace liminaire, à propos notamment de l'entremêlement géo-morphologique constant entre terre, fleuve et mer, de la proximité entre l'homme et la nature, ou encore concernant le caractère hybride des mythes locaux qui intègrent les souffrances du passé colonial de l'île aux douleurs du présent.
La société cabocla, et a fortiori celle de l'île XX, étant une société de la confrontation à l'altérité où les identités multiples et en transition semblent être la norme, nous pouvons nous demander comment la surdité des individus s'y insère. En effet, la surdité peut également mener à une situation de liminalité puisque l'individu sourd n'est pas complètement exclu mais reste cependant éloigné de la société qui l'entoure (Blanc 2010).
À partir d'entretiens et d'observations de terrain, il ressort que la surdité des locuteurs ne semble pas constituer un obstacle majeur à la communication avec différents interlocuteurs entendants. Par ailleurs, la LS pratiquée à XX fait elle-même écho à cette liminalité puisqu'il n'existe pas de frontière nette entre la LS locale, la Libras (LS institutionnelle du pays) et la gestualité culturelle environnante : chacune s'insère dans le système de communication du quotidien.
Il apparaît cependant que, si la surdité semble à première vue acceptée sur ce territoire, les représentations négatives vis-à-vis de la LS locale sont de plus en plus importantes, chez les entendants comme les sourds. Ces représentations conduisent à une disparition progressive de la LS locale au profit de la LS dominante, la Libras. La LS locale de XX se retrouverait ainsi à passer d'un stade de liminalité, où elle ne dispose ni de point d'accroche dans les pratiques —pouvant par exemple se matérialiser par un lieu dédié—, ni d'existence propre dans le discours métalinguistique des informateurs, à une ré-incorporation dans la LS dominante, pour finalement constituer une variante de Libras conservant malgré tout des spécificités propres à XX.
Bibliographie
Blanc, A. (2010). Handicap et liminalité : Un modèle analytique. Alter, 4(1), 38–47.
Kohler, F. (2006). Globalisation et communalisation : Le cas des populations traditionnelles. Des catégories et de leurs usages dans la construction sociale d'un groupe de référence: Race, ethnie, communauté.
Martin, J. B., & Decourt, N. (2002). Littérature orale : Paroles vivantes et mouvantes. Presses Universitaires Lyon.
Tiphagne, N. (2005). Entre Nature et culture, les enchantements et les métamorphoses dans le monde caboclo de l'Est de l'île de Marajó : Invention et discours sur l'autre, prémisses d'une identité [Thèse de doctorat, Paris, Université Paris 7 Diderot].
Turner, V. (1969). Liminality and communitas. The ritual process: Structure and anti-structure, 94, 130.
Van Gennep, A. (1981) [1909]. Les rites de passage. Routledge.