La revitalisation des langues et des traditions juridiques autochtones sont aujourd'hui des sujets de premier plan au Canada. Quatre professeurs de la Faculté de droit de l'Université de Moncton, une institution qui s'adresse surtout aux communautés francophones minoritaires offrent ici leur perspective respective sur ces enjeux contemporains, de l'interprétation de traités historiques entre Autochtones et colons à l'invention de nouvelles approches aux droits linguistiques, en passant par la formation des juristes conscientisés de demain.
Yves Goguen, Professeur adjoint
Légiférer l'autodétermination : survol de la nouvelle Loi sur les langues autochtones
Les plus de 70 langues autochtones parlées à travers du Canada sont en danger de disparaitre. En 2016, le premier ministre du Canada annonçait « une Loi sur les langues autochtones, conçue de façon conjointe avec les peuples autochtones, dans le but de préserver, de protéger et de revitaliser les langues des Premières Nations, des Métis et des Inuits ». Le gouvernement fédéral a ensuite entamé un processus de consultation avec les Premières Nations, les Métis et les Inuits visant l'élaboration d'un projet de loi à cet effet. Dans un premier temps, nous proposons un survol des enjeux juridiques soulevés dans la foulée de ces consultations, en analysant les mémoires déposés et les déclarations publiques de juristes experts en matière de langues et de droits autochtones. Nous faisons état des réflexions, mises en garde et recommandations portées de l'avant par ces experts sur la forme que doit prendre une éventuelle loi fédérale sur les langues autochtones. Dans un deuxième temps, nous examinons la Loi sur les langues autochtones adoptée en 2019, dont les visées sont larges et ambitieuses : préserver, revitaliser et promouvoir les langues autochtones, chercher à reconnaître les droits linguistiques des Autochtones découlant de du droit constitutionnel canadien et du droit international. Avec ce nouveau cadre, le gouvernement du Canada reconnait que ce sont les peuples autochtones qui sont les mieux placés pour déterminer comment répondre aux besoins de leurs communautés locales et leurs langues. Ce faisant, la capacité d'autodétermination des peuples autochtones est placée au cœur de cette nouvelle loi.
Adrien Habermacher, Professeur adjoint
Défis croisés de l'enseignement du droit en ligne et de l'autochtonisation
Au Canada, toutes les facultés de droit ont généralisé les études à distance en raison de la pandémie pour l'année 2020-21. Cela intervient alors qu'elles commencent toutes à participer au mouvement plus large de reconnaissance des langues et traditions juridiques autochtones. Cette combinaison amène à des tensions qui nous révèlent la relation intime entre le droit, la formation, les langues et les territoires.
La formation en ligne tend à déterritorialiser le rapport entre la personne étudiante et l'objet d'apprentissage. Si cela résonne avec l'approche des facultés « globales » qui cherchent à former des juristes « transnationaux », l'équation est toute autre pour les institutions qui ancrent leur action dans les besoins de territoires et de communautés humaines définies.
Cependant, le processus d'autochtonisation des études en droit requiert une démarche inverse. Tisser des liens avec les communautés autochtones et comprendre leurs traditions juridiques propres exige d'entretenir un rapport intime avec le territoire dans les expériences pédagogiques tant cette relation est centrale dans les approches philosophiques et spirituelles, et donc juridiques, autochtones.
Les demandes sanitaires à court terme et les demandes sociales à long terme désignent donc des stratégies contradictoires. J'explore ici ces tensions afin de tirer les leçons de l'année 2020-21 en ligne et d'ouvrir des perspectives d'avenir.
Denis Roy, Doyen, Professeur agrégé
Reconnaissance et application du droit autochtone au Canada ; reconnaissance étatique du pluralisme juridique
Le pluralisme juridique est une théorie qui postule l'existence d'une multiplicité d'ordres juridiques dans un même espace sociogéographique. Pour les pluralistes, il existe plusieurs entités capables de créer des règles de droit. Ces entités créent des normes qui peuvent être en concurrence, en interaction avec le droit étatique, ou encore exister de façon indépendante et parallèle à ce droit étatique. Le pluralisme juridique a pour origine le travail d'anthropologues qui ont travaillé dans différentes régions du monde : en Afrique, dans le nord du Canada avec les peuples autochtones, ou encore en milieu urbain dans les favelas du Brésil. Chaque fois, ces chercheurs ont constaté que dans les communautés étudiées, d'autres ordres juridiques non étatiques occupent une place plus importante que le droit étatique. Pour mieux saisir le phénomène, les anthropologues juridiques ont proposé l'hypothèse du pluralisme juridique. C'est-à-dire qu'en parallèle et en concurrence avec le droit étatique, il existe d'autres droits. On comprend que nous sommes ici très loin des postulats de base du positivisme, dont l'influence est prédominante dans l'enseignement du droit des universités nord-américaines et européennes, et selon lesquels l'État détient le monopole du droit.
À partir du prisme du contrat social supposé entre tous les citoyens d'un territoire (constitution) et de l'action judiciaire (qui assure le respect de ce contrat social et du monopole du droit de l'État), je propose d'illustrer la reconnaissance, par l'État canadien, depuis 1982, du droit autochtone et de la dimension pluraliste qui en émerge. S'étant surtout manifesté dans le domaine des revendications territoriales (notamment concernant des revendications de droits de chasse et de pêche), pourrait-on envisager une manifestation quelconque de ce pluralisme juridique en matière d'autonomie territoriale et de droits linguistiques des autochtones ?
Karine McLaren, Professeure adjoint
Harmoniser la différence : la promesse et le carcan de la qualification sui generis des droits des peuples autochtones
Les tribunaux canadiens ont développé un certain nombre de principes propres à guider l'interprétation des droits des peuples autochtones, dont notamment la qualification sui generis de ces droits. Celle-ci reconnaît à la fois leur caractère unique et exprime la confiance qu'existent aussi suffisamment de convergence entre les peuples autochtones et les colons pour leur permettre de vivre en harmonie au sein d'un même système juridique.
Cette communication vise à explorer l'incidence de la qualification sui generis des droits des peuples autochtones sur l'interprétation qui a été faite de ces droits par les tribunaux canadiens.