L'analyse des parlers vernaculaires est parfois considérée ne pas permettre d'évoquer l'histoire des langues au delà de la période à laquelle ils appartiennent. Or, une approche quantitative de faits dialectaux d'une langue permet de dessiner des perspectives plus lointaines sur le passé d'une langue et des populations qui la parle notamment grâce à la notion de distance linguistique.
Cette idée considère qu'en se plaçant à un niveau de description précis (phonétique, lexical, etc.), les différences entre deux variétés linguistiques apparentées peuvent être quantifiées et aboutir ainsi à un taux de similarité/différence plus ou moins important. La dialectométrie initiée par Séguy se propose par le biais de différentes méthodes quantitatives d'exploiter de façon méthodique les résultats d'une telle approche (Séguy 1973; Goebl 2005; Nerbonne & Heeringa 2010; Wieling & Nerbonne 2015). Pour ce faire, la dialectométrie exploite préférentiellement des données provenant d'atlas linguistiques.
Dans le cadre le cadre du breton, langue celtique parlée dans l'extrême-ouest de la France, l'analyse des données d'un atlas récent, le Nouvel Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne (Le Dû 2001) a permis d'aboutir à une nouvelle perspective sur la géographie linguistique du breton en appliquant une version adaptée de la distance de Levenshtein (Brun-Trigaud 2014) appliquée à des données phonétiques de cette langue. La représentation cartographique des résultats permet d'apporter une nouvelle lecture de l'espace linguisitque du breton (voir fichier joint).
La réflexion sur les facteurs à l'origine de la distribution de la distance linguistique dans cette zone a permis d'écarter les paramètres géospatiaux. Leur influence ne s'y exerce que ponctuellement. L'analyse détaillée de la distribution actuelle de la distance linguistique dans le domaine bretonnant amène à reconnaître une bipartition de cet espace entre une zone sud-est et une zone nord-ouest présentant chacune des particularités propres. Cette division résulte du déplacement de populations au début du Moyen-Âge.
Une lecture attentive de la distribution spatiale de la distance linguistique permet de repérer en son sein des pôles locaux caractérisés par des taux de similarité linguistique relativement importants. Ceux-ci forment une géographie en partie inédite dans le domaine de la dialectologie bretonne. Cette répartition correspond en outre à celle d'une maladie génétique, la mucoviscidose dont la prévalence est particulièrement élevée dans l'ouest de la Bretagne (Pellen 2015; Pellen & Solliec à venir). De plus, aux différents pôles de similarité linguistique identifiés de la sorte dans le domaine bretonnant sont associées des variétés de breton nettement singularisées à l'heure actuelle. Ces différents éléments invitent à voir dans leur émergence respective le résultat d'un phénomène ancien d'effet fondateur lié à des épisodes migratoires (Mufwene 2001, 2008). Cette situation reflète un processus semblable à celui qui a conduit à la formation des langues créoles ou des formes coloniales des langues européennes. Ce constat permet donc d'aborder l'émergence de la langue bretonne sous un nouvel angle et d'y voir le fruit du contact entre plusieurs variétés distinctes et non l'apparition d'un ensemble d'emblée uniforme.
L'étude des faits vernaculaires du breton permet donc de contribuer à une meilleure connaissance d'une période mal documentée sur le plan historique. En outre, la dialectométrie peut concourir à mieux connaître le passé de domaines linguistiques pour lesquels les sources écrites sont limitées ou inexistantes.
Références :
Brun-Trigaud, Guylaine. 2014. Un usage particulier de l'algorithme de Damerau-Levenshtein dans le domaine occitan. In Federica Diemoz, Dorothée Aquino-Weber, Laure Grüner & Aurélie Reusser-Elzingre (eds.), “Toujours langue varie...” Mélanges de linguistique historique du français et de dialectologie galloromane offerts à M. le Professeur Andres Kristol par ses collègues et anciens élèves (Recueil de Travaux publiés par la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université de Neuchâtel 59), 127–148. Genève: Droz.
Goebl, Hans. 2005. Dialektometrie. In Reinhard Köhler, Gabriel Altmann & Rajmund G. Piotrowski (éds.), Quantitative Linguistik/Quantitative Linguistics. Ein internationales Handbuch/An International Handbook (Handbücher Zur Sprach- Und Kommunikationswissenschaft 27), 498–531. Berlin, New York: De Gruyter.
Le Dû, Jean. 2001. Nouvel Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne. 2 volumes (187 points d'enquêtes, 600 cartes). Brest: CRBC.
Mufwene, Salikoko S. 2001. The Ecology of Language Evolution. Cambridge: Cambridge University Press.
Mufwene, Salikoko S. 2008. Language Evolution: Contact, Competition, and Change. Londres: Continuum Press.
Nerbonne, John & Wilbert Heeringa. 2010. Measuring dialect differences. In Peter Auer & Jürgen Erich Schmidt (eds.), Language and Space. An International Handbook of Language Variation (Handbücher Zur Sprach- Und Kommunikationswissenschaft 30), vol. 1. Theories and Methods, 550–567. Berlin: De Gruyter Mouton.
Pellen, Nadine. 2015. La mucoviscidose en héritage. Paris: INED.
Pellen, Nadine & Tanguy Solliec. à venir. Dialectometry and population genetics - when results converge: the case of Western Brittany.
Séguy, Jean. 1973. La dialectométrie dans l'Atlas linguistique de la Gascogne. Revue de linguistique romane 37(145–146). 1–24.
Wieling, Martijn & John Nerbonne. 2015. Advances in Dialectometry. Annual Review of Linguistics 1(1). 243–264. https://doi.org/10.1146/annurev-linguist-030514-124930.
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